vendredi 23 octobre 2015

Adeline Landolt, psychanalyste




Je poste ici un excellent article d'une psychanalyste que j'affectionne tout particulièrement pour son souci d'expression claire au regard de sujets ô combien complexes. Je le retranscris tel quel, en vous recommandant son site, d'une richesse extraordinaire.
(Vous y retrouverez toute la bibliographie utilisée pour la construction de cet article).



Si le fantasme m’était conté…


« Les fœtus ont un esprit. (…) Le fœtus humain suce et tète plus qu’on ne le croit : il absorbe et retient son origine, ce qui produit un réel changement de paradigme. Au seul repère de l’environnement natal s’ajoute celui qui est emporté en naissant. Nous resterons des êtres d’origine. »
Jean-Marie Delassus
 
La vie fœtale est la constitution de notre mémoire. L’univers utérin est à la fois notre passé et notre devenir : il préside à notre conception et le prolongement de l’espèce ne peut s’envisager que dans cet espace clos, connu et oublié. Selon J-M. Delassus (2001), le monde de l’origine ne s’observe pas : il se pense et se réfléchit. Il considère également que tout sujet a existé avant de quitter le sein maternel. La personnalité s’y construit là, le fœtus se structurant tout au long de la gestation.
Il n’y a aucune représentation à refouler, puisque la vision n’existe pas in utero. Mais s’il y a une vie, si l’enfant s’y développe, s’y construit et s’y façonne, il en garde des affects. J. Bergeret et M. Houser indiquent que des « traces de perceptions sensorielles très précoces (autres que visuelles) existent et peuvent demeurer très actives ». Les deux auteurs rapprochent ces « souvenirs/non-souvenirs » des fantasmes originaires, fondamentaux pour la psychanalyse et que nous allons brièvement rappeler avant de nous pencher sur l’hypothèse de fantasmes mis en place dès l’existence du sujet in utero.
La question de l’origine est énigmatique pour l’homme et il va essayer à sa manière d’y apporter une réponse.  Ce mystère à résoudre constitue un trou dans le savoir qu’il tente de saturer. Il fait une ébauche, il imagine une intrigue, il échafaude un scénario et ces découpages se consignent dans le carnet intime de son inconscient, viennent s’inscrire dans le réel, l’indicible. C’est la fonction du fantasme qui, comme l’exprime C. Bormans, est « un bouchon qui vient combler un vide, un manque, disons une différence incommensurable, radicale ». J-D. Nasio l’a décrit comme étant « un petit roman de poche que l’on transporte toujours avec soi et que l’on peut ouvrir partout sans que personne n’y voie rien ».Cette image nous ouvre la porte vers l’univers à la fois riche, fantasmatique et intime, infiniment secret et mystérieux du fantasme. Un monde qui se fonde très tôt dans l’existence du sujet, ou plus exactement auquel le sujet a recours précocement.
« L’observation du commerce amoureux des parents est une pièce rarement manquante dans le trésor des fantasmes inconscients que l’on peut découvrir, vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents, celle de la séduction, celle de la castration, et d’autres, je les appelle fantasmes originaires ».
S. Freud
 Les fantasmes sur l’origine, fantasmes originaires, sont la traduction du mot composé allemand, telle que nous l’indique la formulation freudienne dans la langue : « Die Urphantasien ». Chez Freud, les nombreuses occurrences du préfixe allemand « Ur » – qui signifie selon les emplois : originaire, originel, original, primaire, primal, primitif, premier, archaïque – traduisent sa préoccupation pour une époque très ancienne qui ordonnerait la vie fantasmatique du sujet. Il fait à cet effet allusion à « des impressions incompréhensibles », issues de scènes originaires (die Urszene) et organisées en fantasmes originaires (die Urphantasien)  Parmi ces organisateurs psychiques, Freud reconnut quatre fantasmes fondamentaux : le fantasme de castration, le fantasme de séduction, le fantasme de la scène primitive et le fantasme du retour dans le sein maternel.
Le fantasme compte parmi les manifestations les plus étonnantes et les plus délicates à appréhender de notre psychisme. Et c’est pourquoi nous allons nous soutenir des apports de différents psychanalystes pour tenter de le circonscrire, dans la compréhension la plus pointue et la plus fine.  Il est, selon J. Lacan, « le moteur de la réalité psychique », qui ajoute : « il n’y a pas d’autre rentrée dans le réel que le fantasme ». Il insiste sur sa modalité défensive en l’assimilant à un « arrêt sur image » qui contrecarre l’apparition d’un événement  à caractère traumatisant. Il en va donc du sérieux  et de la gravité du mécanisme inconscient mis en place par le sujet. C’est pourquoi J. André s’insurge de l’acception du sens que l’on prête habituellement au terme de fantasme, car il y voit « une légèreté qui sous-estime son poids de réalité ». Selon lui, on n’accorde pas au fantasme la place qui lui est due et pourtant, souligne-t-il, « pas une souffrance psychique, pas une angoisse, pas un symptôme (…), qui ne trouve se source dans un fantasme dont la face la plus inacceptable, la plus infantile, reste le plus souvent inconsciente ».  « Le plus souvent inconsciente » signifierait-il que cette manifestation puisse à un moment donné être consciente?
Concernant le fantasme, P-L. Assoun utilise l’expression de « formation-frontière ». On y flaire la position d’entre-deux , on discerne une localisation aux confins de deux univers : l’inconscient et le conscient. Le psychanalyste révèle en effet que « c’est (donc) une sorte de formation-frontière entre les systèmes préconscient-conscient et inconscient ». Il précise en outre que « les fantasmes sont inconscients par leur origine et conscients par leur « architecture » ou morphologie. ».
J. Laplanche et J-B. Pontalis précisent que  : « la problématique freudienne du fantasme n’autorise pas une distinction de nature entre fantasme inconscient et fantasme conscient, mais vise bien plutôt à marquer les analogies, les relations étroites, les passages entre eux ». De son côté, Freud a décrit le fantasme comme étant « le royaume intermédiaire qui s’est inséré entre la vie selon le principe de plaisir et la vie selon le principe de réalité ». » Dans le fantasme, le réel s’y conjugue avec l’imaginaire pour y produire du symbolique.
« Dans la scène primitive, c’est l’origine de l’individu qui se voit figurée ; dans les fantasmes de séduction, c’est l’origine, le surgissement de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la différence des sexes.»
Laplanche et Pontalis
La scène du fantasme est ce qui « origine » le sujet lui-même, précisent les deux auteurs. En même temps qu’il tente de répondre aux mystères de l’origine, le fantasme soulève une énigme sur l’histoire qui se joue entre le sujet et l’autre et essaie de localiser la relation intersubjective dans une dialectique contenant-contenu. Le sujet s’y représente en tant que participant et en tant qu’observateur de la scène, sans qu’une place ou qu’un rôle précis pût lui être assignée. Le fantasme du retour dans l’utérus maternel est à l’origine de tout et pourtant, bien que la tâche parût particulièrement ardue et délicate pour remonter jusqu’à ses bases constitutives, grâce au secours du tiers et à la vigilance du sujet, son investigation peut apparaître plus aisée que les trois autres.  Le peintre, écrivain et réalisateur S. Eisenstein nous en offre un témoignage au travers de ces lignes qui reconstituent un événement ayant eu lieu avant sa naissance :
« Quand on pense que tout cela aurait pu ne jamais exister ! Ni les souffrances, ni les errances, ni les projets, , ni les déceptions, ni les spasmes de l’enthousiasme créateur ! Et tout cela parce qu’un orchestre jouait à la datcha des Oginski à Maïorengof. Ce soir-là tout le monde avait salement bu, salement trop bu… Ensuite une bagarre éclata et on tua quelqu’un. Papa saisit un revolver et traversa en courant la rue Morskaïa pour ramener l’ordre.  Et maman, qui était à ce moment-là enceinte de moi, s’effraya mortellement et faillit accoucher avant terme. Quelques jours se passèrent dans la frayeur d’une éventualité des « fausses couches ». Mais on évita le pire. Je vins au monde dans les délais que l’on m’avait assignés, quoique avec une avance de trois semaines entières.  Depuis, il m’est resté pour toute la vie une certaine impétuosité et l’amour des coups de feu et des orchestres. Il y a au moins un assassinat dans chacun de mes films. Il est, bien entendu, difficile de supposer que les impressions de cette aventure avant la lettre aient pu laisser une empreinte sur moi. Mais les faits restent les faits. »
Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein
Ne pouvant avoir aucune représentation de sa vie intra-utérine, le scénario imaginé par S. Eisenstein est reconstitué sur la base de ce qui lui a été raconté. Grâce à ces récits, il a ainsi pu restituer le détail des scènes traumatiques. La production fantasmatique répond au désir de percer le mystère de sa vie intra-utérine ; les traumatismes précocissimes l’ayant affectée ont laissé en lui des traces indélébiles. Si ces traces mnésiques ont pu être réactivées à l’occasion de traumatismes plus tardifs, l’aveu de S. Eisenstein concernant son amour pour les coups de feu et les orchestres est aussi troublant et énigmatique que les assassinats mis en scène dans chacun de ses films. Il est toutefois nécessaire de rappeler qu’outre les sensations ressenties par le fœtus lors d’événements traumatiques, le traumatisme psychique maternel influence également le déroulement de la gestation.
J. Bergeret et M. Houser proposent d’appréhender les fantasmes originaires à partir de quatre niveaux. Alors que le premier niveau concernerait les fantasmes d’ordre œdipiens et sexuels, le second niveau serait d’ordre narcissique et intéresserait le « soi » de l’enfant en vue de se constituer un « roman familial ». Le troisième niveau prendrait son origine dans l’utérus maternel et se rapporterait à la recherche narcissique du plaisir et au besoin de se défendre ; tandis que le quatrième niveau, plus archaïque encore que le précédent, se situerait dans la période embryonnaire, dans l’acte de fécondation, avec la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, soit des deux lignées parentales. Selon les auteurs, ce dernier niveau ne pourrait être envisagé que sous l’angle de la conception freudienne de« fantaisies originaires d’origine phylogénétique ». Ce qui signifierait que les fantasmes originaires seraient communs à tous les hommes et que le vécu de chacun y serait conditionné. Les deux auteurs considèrent cependant, qu’à l’inverse, il s’agirait d’un vécu particulier qui « informerait et modifierait d’éventuelles inscriptions plus primitives encore ».
Par le récit de son vécu intra-utérin, S. Eisenstein a rendu compte de quelle façon l’élaboration fantasmatique du sujet tentait d’apporter des réponses aux mystères les plus obscurs et les plus lointains de son histoire. Des traumatismes importants et décisifs pour la vie ultérieure du sujet peuvent avoir eu lieu à l’« aube de sa vie »  (Missonnier). Ces événements sont restés hors sens et ressentis de manière diffuse, pourtant ils peuvent modifier et conditionner le déroulement de son existence. C’est ainsi qu’Eisenstein a toute sa vie poursuivi la quête sur son origine, qu’il avait coutume de désigner sous le terme de MLB (MutterLeiBversenkung). La « plongée dans le sein maternel », selon la traduction française, l’a guidé dans toutes les formes d’art qu’il a empruntées pour s’exprimer : le cinéma, la littérature et la peinture.
Répondant à ce désir d’investigation, J. Bergeret et M. Houser envisagent de transposer les fantasmes originaires tels que décrits précédemment en fantasmes fœtaux . Ils les décrivent de la façon suivante : « La soi-disant « scène primitive » pouvant correspondre à la perception par le fœtus de coïts parentaux n’ayant pas encore de valeur sexuelle ; la soi-disant « scène de séduction » pouvant correspondre au besoin de recevoir la protection extérieure nécessaire et la soi-disant « castration » rappelant l’angoisse existentielle que peut éprouver un fœtus devant son environnement du moment. »Ces deux dernières scènes nous renvoient à l’anecdote ayant pu présider au traumatisme précocissime vécu par Eisenstein lors de sa vie intra-utérine et à l’origine de ses angoisses ultérieures : les déflagrations, le bruit de l’orchestre, la terreur de la mère, son impuissance et l’angoisse qui dut être la sienne semblent étayer les hypothèses formulées par les auteurs.
Dans un cadre autre qu’analytique, nombre de créateurs se sont penchés sur des affects archaïques auxquels ils tentèrent de donner un sens. Certains de manière implicite et inconsciente, d’autres de manière explicite et consciente. Leurs œuvres en sont le témoignage. Quelle que soit l’époque où le sujet éprouve ces affects, ils laissent des traces mnésiques ineffaçables qui, tout au long de son existence, vont continuer à l’interroger et à le troubler, voire corrompre sa vie relationnelle et affective. Les affects ne sont pas soumis au refoulement, ils se détachent et se déplacent sur un objet substitutif, cherchant à retrouver un lien avec une représentation plus récente. S. Eisenstein s’est employé à percevoir des traces liées aux aléas psychiques de la vie anténatale et à ce titre il consacra une partie de sa vie à repérer la symbolique des manifestations de l’inconscient qu’il traduisit en œuvres diverses.
L’oeuvre de Dostoïevsky éveilla l’intérêt du cinéaste. Ses romans le questionnèrent, en rapport à certaines scènes qui évoquaient manifestement des impressions ressenties à l’intérieur du ventre maternel.  S. Eisenstein invoqua la tentative d’assassinat du prince Mychkine par Rogojine dansL’Idiot, qu’il compara à celle du meurtre fratricide dans le sein maternel. Il décrivit la matrice de la façon suivante : « La géographie est d’une précision absolue ; Mychkine erre dans le labyrinthe d’un Pétersbourg qui lui est inconnu (…) (Rappelons-nous la première variante de la conception de mise en scène : la marche sans fin à travers les corridors, les escaliers, les salles. On a même filmé des morceaux du labyrinthe. Ensuite on les a enlevés au cours de la condensation de l’épisode, pour le rendre plus compact.) En ce qui concerne la dernière « station » – « la matrice » elle-même -, elle est totalement identique dans les deux cas ! On y pénètre même… d’en bas ! » Il poursuivit en décrivant l’escalier en colimaçon par lequel s’enfuit le prince, sur le premier palier duquel il y avait une sorte de niche étroite: « Il est difficile de décrire avec plus de précision la topographie du MLB ! » (MutterLeiB = sein maternel).
Sans vouloir nous arrêter plus longuement sur ces passages de l’ouvrage de Dostoïevsky et sur les intentions, conscientes ou inconscientes de l’auteur lui-même, nous pouvons néanmoins en retenir le désir de savoir qui poussa S. Eisenstein à analyser certains passages dans leurs moindre détails pour y retrouver des indices de vie intra-utérine.  Un désir conscient et assumé, dont le but révélé fut de comprendre et d’intégrer les marques laissées par les avatars dramatiques de l’époque foetale. Rappelons en outre que dans un chapitre de ses mémoires, le cinéaste écrivit : « Ma première impression d’enfance a été (…) un gros plan. Mon premier souvenir est une branche de lilas qui entrait par la fenêtre dans ma chambre d’enfant. » La vision n’étant pas présente in utero, l’auteur ne pouvait faire référence à quelque chose qu’il aurait vu et investi, et c’est pourquoi il évoqua une impression, les autres affects sensoriels du fœtus fonctionnant et pouvant laisser des traces mnésiques, indélébiles. Nous avons pu entrevoir que bien que fragmentée et désorganisée, la vie utérine n’en est pas moins réelle. 
« Nous, les fœtus, au fur et à mesure que notre corps se développe, et si nous tenons à nous épanouir, nous sommes obligés d’échanger nos souvenirs contre des cellules. Notre mémoire se convertit en millions de neurones. Est-ce que nous perdons nos souvenirs une fois pour toutes ou resteront-ils là, cachés, à l’affût, déguisés en neurones, métamorphosés en organes, en membres, en muscles ? Retrouverai-je un jour le passé qui fut le mien, le passé des miens, dans mon squelette, dans des cellules capsulaires ou des fibres nerveuses ? »
François Weyergans, La vie d’un bébé
 
Adeline Landolt

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