Je poste ici un excellent article d'une psychanalyste que j'affectionne
tout particulièrement pour son souci d'expression claire au regard de
sujets ô combien complexes. Je le retranscris tel quel, en vous
recommandant son site, d'une richesse extraordinaire.
(Vous y retrouverez toute la bibliographie utilisée pour la construction de cet article).
(Vous y retrouverez toute la bibliographie utilisée pour la construction de cet article).
Si le fantasme m’était conté…
« Les fœtus ont un esprit. (…)
Le fœtus humain suce et tète plus qu’on ne le croit : il absorbe et
retient son origine, ce qui produit un réel changement de paradigme. Au
seul repère de l’environnement natal s’ajoute celui qui est emporté en
naissant. Nous resterons des êtres d’origine. »
Jean-Marie Delassus
La
vie fœtale est la constitution de notre mémoire. L’univers utérin est à
la fois notre passé et notre devenir : il préside à notre conception et
le prolongement de l’espèce ne peut s’envisager que dans cet espace
clos, connu et oublié. Selon J-M. Delassus (2001), le monde de l’origine
ne s’observe pas : il se pense et se réfléchit. Il considère également
que tout sujet a existé avant de quitter le sein maternel. La
personnalité s’y construit là, le fœtus se structurant tout au long de
la gestation.
Il n’y a aucune représentation à refouler, puisque la vision n’existe pas in utero. Mais
s’il y a une vie, si l’enfant s’y développe, s’y construit et s’y
façonne, il en garde des affects. J. Bergeret et M. Houser indiquent
que des « traces de perceptions sensorielles très précoces (autres que visuelles) existent et peuvent demeurer très actives ». Les deux auteurs rapprochent ces « souvenirs/non-souvenirs » des fantasmes originaires,
fondamentaux pour la psychanalyse et que nous allons brièvement
rappeler avant de nous pencher sur l’hypothèse de fantasmes mis en place
dès l’existence du sujet in utero.
La
question de l’origine est énigmatique pour l’homme et il va essayer à
sa manière d’y apporter une réponse. Ce mystère à résoudre constitue un
trou dans le savoir qu’il tente de saturer. Il fait une ébauche, il
imagine une intrigue, il échafaude un scénario et ces découpages se
consignent dans le carnet intime de son inconscient, viennent s’inscrire
dans le réel, l’indicible. C’est la fonction du fantasme qui, comme
l’exprime C. Bormans, est « un bouchon qui vient combler un vide, un manque, disons une différence incommensurable, radicale ». J-D. Nasio l’a décrit comme étant « un
petit roman de poche que l’on transporte toujours avec soi et que l’on
peut ouvrir partout sans que personne n’y voie rien ».Cette
image nous ouvre la porte vers l’univers à la fois riche, fantasmatique
et intime, infiniment secret et mystérieux du fantasme. Un monde qui se
fonde très tôt dans l’existence du sujet, ou plus exactement auquel le
sujet a recours précocement.
« L’observation
du commerce amoureux des parents est une pièce rarement manquante dans
le trésor des fantasmes inconscients que l’on peut découvrir,
vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations
fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents,
celle de la séduction, celle de la castration, et d’autres, je les
appelle fantasmes originaires ».
S. Freud
Les
fantasmes sur l’origine, fantasmes originaires, sont la traduction du
mot composé allemand, telle que nous l’indique la formulation freudienne
dans la langue : « Die Urphantasien ». Chez Freud, les nombreuses occurrences du préfixe allemand « Ur » –
qui signifie selon les emplois : originaire, originel, original,
primaire, primal, primitif, premier, archaïque – traduisent sa
préoccupation pour une époque très ancienne qui ordonnerait la vie
fantasmatique du sujet. Il fait à cet effet allusion à « des impressions incompréhensibles », issues de scènes originaires (die Urszene) et organisées en fantasmes originaires (die Urphantasien)
Parmi ces organisateurs psychiques, Freud reconnut quatre
fantasmes fondamentaux : le fantasme de castration, le fantasme de
séduction, le fantasme de la scène primitive et le fantasme du retour
dans le sein maternel.
Le
fantasme compte parmi les manifestations les plus étonnantes et les
plus délicates à appréhender de notre psychisme. Et c’est pourquoi nous
allons nous soutenir des apports de différents psychanalystes pour
tenter de le circonscrire, dans la compréhension la plus pointue et la
plus fine. Il est, selon J. Lacan, « le moteur de la réalité psychique », qui ajoute : « il n’y a pas d’autre rentrée dans le réel que le fantasme ». Il insiste sur sa modalité défensive en l’assimilant à un « arrêt sur image » qui contrecarre l’apparition d’un événement à caractère traumatisant. Il
en va donc du sérieux et de la gravité du mécanisme inconscient mis en
place par le sujet. C’est pourquoi J. André s’insurge de l’acception du
sens que l’on prête habituellement au terme de fantasme, car il y voit « une légèreté qui sous-estime son poids de réalité ». Selon lui, on n’accorde pas au fantasme la place qui lui est due et pourtant, souligne-t-il, « pas
une souffrance psychique, pas une angoisse, pas un symptôme (…), qui ne
trouve se source dans un fantasme dont la face la plus inacceptable, la
plus infantile, reste le plus souvent inconsciente ». « Le plus souvent inconsciente » signifierait-il que cette manifestation puisse à un moment donné être consciente?
Concernant le fantasme, P-L. Assoun utilise l’expression de « formation-frontière ». On
y flaire la position d’entre-deux , on discerne une localisation aux
confins de deux univers : l’inconscient et le conscient. Le
psychanalyste révèle en effet que « c’est (donc) une sorte de formation-frontière entre les systèmes préconscient-conscient et inconscient ». Il précise en outre que « les fantasmes sont inconscients par leur origine et conscients par leur « architecture » ou morphologie. ».
J. Laplanche et J-B. Pontalis précisent que : « la
problématique freudienne du fantasme n’autorise pas une distinction de
nature entre fantasme inconscient et fantasme conscient, mais vise bien
plutôt à marquer les analogies, les relations étroites, les passages
entre eux ». De son côté, Freud a décrit le fantasme comme étant « le royaume intermédiaire qui s’est inséré entre la vie selon le principe de plaisir et la vie selon le principe de réalité ». » Dans le fantasme, le réel s’y conjugue avec l’imaginaire pour y produire du symbolique.
« Dans
la scène primitive, c’est l’origine de l’individu qui se voit figurée ;
dans les fantasmes de séduction, c’est l’origine, le surgissement de la
sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la
différence des sexes.»
Laplanche et Pontalis
La scène du fantasme est ce qui « origine » le
sujet lui-même, précisent les deux auteurs. En même temps qu’il tente
de répondre aux mystères de l’origine, le fantasme soulève une énigme
sur l’histoire qui se joue entre le sujet et l’autre et essaie de
localiser la relation intersubjective dans une dialectique
contenant-contenu. Le sujet s’y représente en tant que participant et en
tant qu’observateur de la scène, sans qu’une place ou qu’un rôle précis
pût lui être assignée. Le fantasme du retour dans l’utérus maternel est
à l’origine de tout et pourtant, bien que la tâche parût
particulièrement ardue et délicate pour remonter jusqu’à ses bases
constitutives, grâce au secours du tiers et à la vigilance du sujet, son
investigation peut apparaître plus aisée que les trois autres. Le
peintre, écrivain et réalisateur S. Eisenstein nous en offre un
témoignage au travers de ces lignes qui reconstituent un événement ayant
eu lieu avant sa naissance :
« Quand
on pense que tout cela aurait pu ne jamais exister ! Ni les
souffrances, ni les errances, ni les projets, , ni les déceptions, ni
les spasmes de l’enthousiasme créateur ! Et tout cela parce qu’un
orchestre jouait à la datcha des Oginski à Maïorengof. Ce soir-là tout
le monde avait salement bu, salement trop bu… Ensuite une bagarre éclata
et on tua quelqu’un. Papa saisit un revolver et traversa en courant la
rue Morskaïa pour ramener l’ordre. Et maman, qui était à ce moment-là
enceinte de moi, s’effraya mortellement et faillit accoucher avant
terme. Quelques jours se passèrent dans la frayeur d’une éventualité des
« fausses couches ». Mais on évita le pire. Je
vins au monde dans les délais que l’on m’avait assignés, quoique avec
une avance de trois semaines entières. Depuis, il m’est resté pour
toute la vie une certaine impétuosité et l’amour des coups de feu et des
orchestres. Il y a au moins un assassinat dans chacun de mes films. Il
est, bien entendu, difficile de supposer que les impressions de cette
aventure avant la lettre aient pu laisser une empreinte sur moi. Mais
les faits restent les faits. »
Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein
Ne
pouvant avoir aucune représentation de sa vie intra-utérine, le
scénario imaginé par S. Eisenstein est reconstitué sur la base de ce qui
lui a été raconté. Grâce à ces récits, il a ainsi pu restituer le
détail des scènes traumatiques. La production fantasmatique répond au
désir de percer le mystère de sa vie intra-utérine ; les traumatismes
précocissimes l’ayant affectée ont laissé en lui des traces indélébiles.
Si ces traces mnésiques ont pu être réactivées à l’occasion de
traumatismes plus tardifs, l’aveu de S. Eisenstein concernant son amour
pour les coups de feu et les orchestres est aussi troublant et
énigmatique que les assassinats mis en scène dans chacun de ses films.
Il est toutefois nécessaire de rappeler qu’outre les sensations
ressenties par le fœtus lors d’événements traumatiques, le traumatisme
psychique maternel influence également le déroulement de la gestation.
J. Bergeret et M. Houser proposent
d’appréhender les fantasmes originaires à partir de quatre niveaux.
Alors que le premier niveau concernerait les fantasmes d’ordre œdipiens
et sexuels, le second niveau serait d’ordre narcissique et intéresserait
le « soi » de l’enfant en vue de se constituer un « roman familial ». Le
troisième niveau prendrait son origine dans l’utérus maternel et se
rapporterait à la recherche narcissique du plaisir et au besoin de se
défendre ; tandis que le quatrième niveau, plus archaïque encore que le
précédent, se situerait dans la période embryonnaire, dans l’acte de
fécondation, avec la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, soit des
deux lignées parentales. Selon les auteurs, ce dernier niveau ne
pourrait être envisagé que sous l’angle de la conception freudienne de« fantaisies originaires d’origine phylogénétique ». Ce
qui signifierait que les fantasmes originaires seraient communs à tous
les hommes et que le vécu de chacun y serait conditionné. Les deux
auteurs considèrent cependant, qu’à l’inverse, il s’agirait d’un vécu
particulier qui « informerait et modifierait d’éventuelles inscriptions plus primitives encore ».
Par
le récit de son vécu intra-utérin, S. Eisenstein a rendu compte de
quelle façon l’élaboration fantasmatique du sujet tentait d’apporter des
réponses aux mystères les plus obscurs et les plus lointains de son
histoire. Des traumatismes importants et décisifs pour la vie ultérieure
du sujet peuvent avoir eu lieu à l’« aube de sa vie » (Missonnier).
Ces événements sont restés hors sens et ressentis de manière diffuse,
pourtant ils peuvent modifier et conditionner le déroulement de son
existence. C’est ainsi qu’Eisenstein a toute sa vie poursuivi la quête
sur son origine, qu’il avait coutume de désigner sous le terme de MLB (MutterLeiBversenkung). La « plongée dans le sein maternel », selon
la traduction française, l’a guidé dans toutes les formes d’art qu’il a
empruntées pour s’exprimer : le cinéma, la littérature et la peinture.
Répondant
à ce désir d’investigation, J. Bergeret et M. Houser envisagent de
transposer les fantasmes originaires tels que décrits précédemment en
fantasmes fœtaux . Ils les décrivent de la façon suivante : « La
soi-disant « scène primitive » pouvant correspondre à la perception par
le fœtus de coïts parentaux n’ayant pas encore de valeur sexuelle ; la
soi-disant « scène de séduction » pouvant correspondre au besoin de
recevoir la protection extérieure nécessaire et la soi-disant « castration » rappelant l’angoisse existentielle que peut éprouver un fœtus devant son environnement du moment. »Ces
deux dernières scènes nous renvoient à l’anecdote ayant pu présider au
traumatisme précocissime vécu par Eisenstein lors de sa vie
intra-utérine et à l’origine de ses angoisses ultérieures : les
déflagrations, le bruit de l’orchestre, la terreur de la mère, son
impuissance et l’angoisse qui dut être la sienne semblent étayer les
hypothèses formulées par les auteurs.
Dans
un cadre autre qu’analytique, nombre de créateurs se sont penchés sur
des affects archaïques auxquels ils tentèrent de donner un sens.
Certains de manière implicite et inconsciente, d’autres de manière
explicite et consciente. Leurs œuvres en sont le témoignage. Quelle que
soit l’époque où le sujet éprouve ces affects, ils laissent des traces
mnésiques ineffaçables qui, tout au long de son existence, vont
continuer à l’interroger et à le troubler, voire corrompre sa vie
relationnelle et affective. Les affects ne sont pas soumis au
refoulement, ils se détachent et se déplacent sur un objet substitutif,
cherchant à retrouver un lien avec une représentation plus récente. S.
Eisenstein s’est employé à percevoir des traces liées aux aléas
psychiques de la vie anténatale et à ce titre il consacra une partie de
sa vie à repérer la symbolique des manifestations de l’inconscient qu’il
traduisit en œuvres diverses.
L’oeuvre
de Dostoïevsky éveilla l’intérêt du cinéaste. Ses romans le
questionnèrent, en rapport à certaines scènes qui évoquaient
manifestement des impressions ressenties à l’intérieur du ventre
maternel. S. Eisenstein invoqua la tentative d’assassinat du prince
Mychkine par Rogojine dansL’Idiot, qu’il compara à celle du meurtre fratricide dans le sein maternel. Il décrivit la matrice de la façon suivante : « La
géographie est d’une précision absolue ; Mychkine erre dans le
labyrinthe d’un Pétersbourg qui lui est inconnu (…) (Rappelons-nous la
première variante de la conception de mise en scène : la marche sans fin
à travers les corridors, les escaliers, les salles. On a même filmé des
morceaux du labyrinthe. Ensuite on les a enlevés au cours de la
condensation de l’épisode, pour le rendre plus compact.) En ce qui
concerne la dernière « station » – « la matrice » elle-même -, elle est
totalement identique dans les deux cas ! On y pénètre même… d’en bas ! » Il
poursuivit en décrivant l’escalier en colimaçon par lequel s’enfuit le
prince, sur le premier palier duquel il y avait une sorte de niche
étroite: « Il est difficile de décrire avec plus de précision la topographie du MLB ! » (MutterLeiB = sein maternel).
Sans
vouloir nous arrêter plus longuement sur ces passages de l’ouvrage de
Dostoïevsky et sur les intentions, conscientes ou inconscientes de
l’auteur lui-même, nous pouvons néanmoins en retenir le désir de savoir
qui poussa S. Eisenstein à analyser certains passages dans leurs moindre
détails pour y retrouver des indices de vie intra-utérine. Un désir
conscient et assumé, dont le but révélé fut de comprendre et d’intégrer
les marques laissées par les avatars dramatiques de l’époque foetale.
Rappelons en outre que dans un chapitre de ses mémoires, le cinéaste
écrivit :
« Ma première impression d’enfance a été (…) un gros plan. Mon premier
souvenir est une branche de lilas qui entrait par la fenêtre dans ma
chambre d’enfant. » La vision n’étant pas présente in utero,
l’auteur ne pouvait faire référence à quelque chose qu’il aurait vu et
investi, et c’est pourquoi il évoqua une impression, les autres affects
sensoriels du fœtus fonctionnant et pouvant laisser des traces
mnésiques, indélébiles. Nous avons pu entrevoir que bien que fragmentée
et désorganisée, la vie utérine n’en est pas moins réelle.
« Nous,
les fœtus, au fur et à mesure que notre corps se développe, et si nous
tenons à nous épanouir, nous sommes obligés d’échanger nos souvenirs
contre des cellules. Notre mémoire se convertit en millions de neurones.
Est-ce que nous perdons nos souvenirs une fois pour toutes ou
resteront-ils là, cachés, à l’affût, déguisés en neurones, métamorphosés
en organes, en membres, en muscles ? Retrouverai-je un jour le passé
qui fut le mien, le passé des miens, dans mon squelette, dans des
cellules capsulaires ou des fibres nerveuses ? »
François Weyergans, La vie d’un bébé
Adeline Landolt
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